« Être créole à Maurice« , vaste sujet dont la complexité et l’évolution de la sémantique du terme font de son emploi, dans l’île, ce qu’on pourrait nommer une véritable particularité ou « exception » mauricienne.
En effet, bon nombre d’entre nous seront peut-être surpris de connaître la définition du terme donnée par différents dictionnaires et encyclopédies au fil du temps. Pour le dictionnaire français Larousse, le terme de créole est associé, avant tout, au dialecte né de la confrontation entre la langue parlée par les anciens esclaves, majoritairement d’ascendance africaine, et celle parlée par les colons, à savoir, selon le contexte historico-géographique, le portugais, le néerlandais, le français, l’anglais, etc. Néanmoins, nous ne nous intéresserons, ici, qu’à l’emploi du terme créole (le créole en tant que langue fera l’objet d’un prochain article sur l’identité mauricienne) pour parler d’une population.
Si l’on consulte le lexique du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), on apprend que le terme créole était d’abord utilisé pour désigner des individus issus de la population « blanche », d’ascendance européenne, originaires des anciennes colonies d’outre-mer. Ainsi, tout Français se souvient de l’impératrice Joséphine, dite « la belle créole », née aux Antilles françaises, plus précisément à la Martinique, et femme de l’empereur Napoléon 1er.
Toutefois, le terme évolue rapidement au niveau linguistique. Il est utilisé de manière péjorative pour désigner les habitants des colonies dits « de couleur », à savoir les individus « noirs » d’ascendance africaine pour finalement s’étendre à l’ensemble des individus nés dans les îles d’anciennes colonies européennes. Richard B. Allen montre, dans son ouvrage European Slave Trading in the Indian Ocean, 1500-1850, cette évolution linguistique, entre le XVIIème et le XIXème siècle, où le créole désigne tous les individus nés à l’Île de France : « white or colored, free or slave ». Ceci est d’ailleurs toujours le cas, à l’heure actuelle, à La Réunion où les Réunionnais de naissance – à savoir nés dans le département français de la Réunion – s’auto-désignent sous le terme de créole et revendiquent cette dénomination (voire nomination) avec fierté, notamment par rapport aux métropolitains, Français nés et résidant dans l’hexagone.
Je me souviens à ce propos du mécontentement manifeste d’une serveuse réunionnaise, qui venant prendre notre commande dans un restaurant de Saint-Leu, fut offusquée d’entendre une de mes amies lui demander un plat typique aux saveurs créoles pour elle, créole mauricienne :
« Mais moi aussi je suis créole même si je suis blanche! » et d’ajouter « Je sais parfaitement ce qu’il te faut, un plat local bien pimenté! »
Or, ce n’est pas le cas, loin s’en faut, à Maurice et, c’est à ce titre que je me permettrai de parler d’exception mauricienne. En effet, lorsque l’on interroge les Mauriciens sur le sujet ou si on les écoute simplement parler, nous constatons que le terme de créole est, aujourd’hui, exclusiment utilisé pour désigner les Mauriciens d’ascendance africaine, malgache, mais aussi les Mauriciens dits métis ou mulâtre, y compris par eux-même. Ce terme de référence est socio-culturellement admis par la population et palie à l’emploi du terme péjoratif de « nation ». Cependant, il est révélateur de consater que ce terme n’est nullement usité au niveau officiel, ni reconnu par la Constitution Mauricienne qui parle plutôt de population générale, à savoir tous les Mauriciens qui ne sont pas d’ascendance asiatique :
« La population de Maurice est considérée comme comprenant une communauté hindoue, une communauté musulmane et une communauté sino-mauricienne ; toute personne qui, par son mode de vie, ne peut être considérée comme appartenant à l’une de ces trois communautés, est réputée appartenir à la population générale, laquelle forme elle-même une quatrième communauté». Cf La Constitution de la République de Maurice en versions anglaise et française, avec un répertoire par article de la jurisprudence en matière constitutionnelle, dir. L. Favoreu (CERSOI et GERJC, Université d’Aix-Marseille III), préface de Cassam Uteem, Président de la République de Maurice, Port Louis, Mauritius, Best Graphics Ltd, 1993, VII-292 p., p. 251.
Pourtant, force est de constater qu’aucun Mauricien ne se revendique comme étant un Mauricien de la population générale mais revendique, bien au contraire, son identité à travers une appellation faisant référence à son ou ses origines ethniques ou simplement, et je dirai même plus logiquement, en se revendiquant simplement Mauricien. Néanmoins, même si tout mauricien se revendique avant tout comme tel à l’extérieur, il est évident que la revendication ethnique devient un facteur identitaire fondamental à l’intérieur du pays, notamment du fait du clivage socio-culturel existant dans la société mauricienne.
J’attirerai également l’attention du lecteur sur le fait que, lors de mes enquêtes de terrain en tant qu’ethno-anthropologue, j’ai plusieurs fois rencontré des Mauriciens d’ascendance européenne qui affirmaient ne pouvoir supporter qu’on les désignent en tant que Franco-mauriciens et préfèrent même qu’on les désignent en fonction de leur couleur de peau, à savoir les blancs.
» Je ne supporte pas ce terme de Franco-Mauricienne, je suis Mauricienne, un point c’est tout. D’ailleurs, nous n’avons plus aucun contact filial avec la France dans ma famille, même si nous savons de quelle région de France viennent nos ancêtres. Mais bon, ma famille est mauricienne depuis 1721 alors, comment pourrais-je revendiquer une autre identité que celle-là ? (…) Je préfère encore qu’on me dise que je suis une blanche mauricienne qu’une franco, ça encore ça veut dire quelque chose… » R. H. , Grand Baie, 2012.
De même je n’ai jamais entendu, jusqu’à présent, un Mauricien dit créole, se revendiquer Afro-Mauricien (ce qui peut s’expliquer par de nombreux facteurs non exposés dans cet article).
En réalité, si on analyse davantage la culture mauricienne – et comme le montre l’extrait précedemment cité relatif à la Constitution mauricienne – on constate inévitablement que la dénomination de chaque groupe est rarement exclusivement ethnique mais plutôt religieuse, ce qui non seulement complique les choses mais induit en erreur l’étranger, tout comme certains Mauriciens, peu au courant des particularités ethniques, et donc culturelles, de leurs compatriotes appartenant à une autre communauté que la leur. On parle, par conséquent, plus volontiers d’Hindous (ignorant par là même la distinction entre le groupe ethnique et les pratiquants de l’hindouisme), d’Indo-Musulmans, de Sino-Mauriciens – ces derniers étant parfois assimilés exclusivement à la pratique de la religion catholique – de Tamouls, de Madras-chrétiens, etc. Ce qui démontre la confusion qui règne quant à la terminologie employée pour désigner chacun.
Je dirai en conclusion que le terme de créole, lorsqu’il désigne une population, est complexe et n’a sûrement pas dit son dernier mot quant à son évolution tant linguistique que socio-culturelle. Finalement, nous pouvons dire qu’est créole qui le veut et se revendique comme tel. Et que, loin d’être désuet et inutile, ce terme désigne aujourd’hui une partie de la population mauricienne qui construit progressivement son identité autour de cette notion, métissée sémantiquement et ethniquement, ce qui en fait toute sa force. Le métissage ethnique et culturel n’est-il pas synonyme de richesse et d’avenir comme nous le chante Zulu et Mario Ramsamy dans une chanson porteuse d’espoir, La métisse :
» Métisse la pe melanz tou kouler, métisse la avans tou ban frontierr, avek so lenvi liberté, so dezir melanzé… » La Métisse, Zulu feat Mario Ramsamy, 2014.
Bibliographie
Pour aller plus loin, je vous invite à lire les articles et les livres de l’historien Hubert Gerbeau, agrégé d’histoire et docteur d’état, tel que l’article Religion et identité créole à l’île Maurice, Université Aix-Marseille III, Centre d’Études et de Recherches sur les Sociétés de l’Océan Indien (CERSOI),Groupement de Recherches Océan Indien (CNRS).
Voir également :
♦ Richard B. Allen, European Slave Trading in the Indian Ocean, 1500 -1850, paru en 2014.
♦Week-End, 7 février 1993. Les citations de Roger Cerveaux sont choisies et commentées par N. Benoît. (Fanandevozana. Colloque International sur l’esclavage, 1996, documents provisoires, op. cit., p. 583-585 et L’esclavage à Madagascar, 1997, op. cit., p. 408-409 ).
♦ Week-End, 1er février 1998, p. 6 (Nuit de la Liberté organisée au stade de Rose-Hill par le ROC, Rassemblement des Organisations Créoles).
♦ La Constitution de la République de Maurice : http://mjp.univperp.fr/constit/mu1968.htm#Chapitre_premier._LEtat_et_la
Photo : blog Air Mauritius